Réflexion sur le design

Denis Poussart 
Le cours de Systèmes électroniques - numériques a pour objectif central l'acquisition et le développement de l'esprit de synthèse et de la démarche du design. Il utilise comme véhicule de cet apprentissage le domaine des systèmes électroniques réalisés par des méthodes analogiques et numériques.

 Le design constitue l'activité par excellence de l'ingénieur et de sa faculté innovatrice. Néanmoins, il n'est pas facile d'en circonscrire précisément la nature. En effet, lorsqu'il s'exerce à un niveau élevé, le design fait appel à un faisceau de considérations, combinées les unes aux autres de manières subtiles et procédant selon une démarche en apparence souvent oobscure. Il devient illusoire d'essayer d'en fournir une description rigoureuse.

 Cette activité est cependant si importante qu'il convient d'en examiner les principales facettes. D'autant plus que l'électronique et les systèmes numériques, parmi les divers scénarios possibles d'apprentissage en design, sont particulièment privilégiée par les développements technologiques contemporains. Rares sont les disciplines qui permettent en effet d'explorer aussi aisément les rapports théorie - pratique, concepts - applications, modèle - réalité, abstractions - compromis, qui sont à la base de la démarche du design technique.

 L'ingénieur engagé en design reconnaît trois objets essentiels qu'il doit éventuellement intégrer:
 

Précisons quelque peu.

 Un travail de design débute par l'identification d'un problème. L'existence même d'une nouvelle technologie peut parfois susciter la "découverte" de questions jusque-là ignorées. Mais en l'absence de besoins réels, concrets, une technique nouvelle ne peut demeurer qu'une "solution à la recherche d'un problème".

 Fréquemment, de plus en plus fréquemment d'ailleurs au fur et à mesure que l'électronique envahit des champs d'applications toujours plus vastes, la source primaire du problème est externe. Par exemple, on souhairera contrôler les paramètres d'une serre (agriculture), ou réduire le bloquage de freins (mécanique) ou encore inspecter la qualité de produits manufacturés (robotique). Par voie de conséquence, ce problème peut compter de nombreux éléments imprécis, ou qui sont exprimés, au départ, sous une forme qui n'est pas exclusivement "électronique". Ainsi, afin de répondre à des besoins en communications et information (considérations socio-économiques), on cherchera à développer de nouveaux modes d'accès distribué à des banques de données. Ceci fera intervenir des questions d'intéractions homme machine (ergométrie) encore difficilement quantifiables. Ou, afin d'améliorer la condition de patients affectés de tel problème (considérations médicales et humanitaires), on cherchera à mettre au point tel type de prothèse, alors même que de nombreuses données fondamentales sont encore incomplètes. La première tâche du responsable en design va donc consister à bien comprendre, dès le départ, le pourquoidu problème. En interaction très active avec l'utilisateur éventuel, il va s'efforcer de préciser, autant que possible, les paramètres pertinents.

Cette première phase du design se comcrétise par la rédaction d'un cahier des charges. Elle est doublement importante. Elle va évidemment conditionner la recherche de la solution. Mais surtout c'est sur sa base, et sa base seule, que le produit final sera jugé. Les erreurs commises à ce stage seront la plupart du temps très coûteuses, ou même catastrophiques. L'ingénieur ne devra jamais perdre de vue la finalité du produit: la valeur d'une astuce technique, si brillante soit elle, ne saura jamais masquer la défaillance d'un produit qui ne répond pas aux attentes de l'usager.

 Les paramètres généraux du problème étant arrêtés, du moins provisoirement, la recherche du comment de la solution peut alors débuter. On peut en distinguer deux grands aspects, en apparence contradictoires, mais en fait complémentaires.

 Dans un premier temps, en s'appuyant sur l'imagination d'abord, et l'analyse ensuite, la démarche va rechercher une solution de principe qui simplifie volontairement le problème posé. Elle va retourner le problème "sous toutes ses coutures", en cherchant les lignes directrices, en identifiant les concepts qui s'y raccrochent et qui puissent être exploités, bref en évoluant dans un univers abstrait, idéal, provisoirement libéré de la multitude des détails particuliers qu'il faudra éventuellement aborder. C'est l'expérience et le sens physique qui vont être les guides de ce "débroussaillage". Ils suggèreront les ordres de grandeur, et partant la justification, d'abord intuitive, puis quantifiée par l'analyse, de l'aspect secondaire ou non secondaire de tel ou tel détail.

Cette phase aboutira à l'architecture du circuit ou du système, à une vision globale de l'ensemble, vision claire parce que non entravée par des détails à ce stade superflus. L'ensemble est maintenant segmenté en blocs correspondant à des frontières naturelles, conformes aux ressources technologiques. De plus ces blocs sont reliés les uns aux autres par des relations bien précises. Cette représentation est exprimée sous la forme de blocs diagrammes, d'organigrammes, de diagrammes d'états ou de diagrammes temporels. Une façon efficace de procéder sera d'ailleurs de faire comme s'il s'agissait de l'écriture d'un logiciel bien structuré. Cette comparaison est à ce point valable que la distinction formelle entre la synthèse d'un système électronique contemporain et la rédaction d'un logiciel tend rapidement à s'estomper. De plus en plus on simule des systèmes entiers sur ordinateur avant de les assembler, et on remplace des blocs jadis réalisés par circuits par des modules exécutés par microprocesseur. Ceci aboutit à un ensemble de circuits (algorithmes) segmentés en blocs et sous-blocs (routines, procédures) modulaires et de dimensions suffisamment modestes pour être visualisés d'un seul coup d'oeil et synthétisés (programmés) avec un très faible risque d'erreur.

Le second temps de ce "comment" de la solution va voir s'effectuer la mise en forme proprement dite du circuit ou du système. Chaque bloc sera successivement abordé et synthétisé en tenant compte d'un ensemble de détails: choix des composants, études de sensibilité, de précision, de stabilité, prévisions de moyens de diagnostic et de maintenance, mise en boîte physique ("packaging"), alimentation, protection contre les interférences et les surcharges, considérations touchant les techniques d'assemblage, fiabilité, et, bien entendu, coûts. C'est ici, par exemple, que l'ingénieur devra savoir qu'un potentiomètre de qualité peut coûter beaucoup plus cher que l'amplificateur opérationnel dont il souhaite ajuster l'erreur statique: un meilleur ampli, plus cher mais ne nécessitant pas de potentiomètre, ne coûterait-il pas, finalement, moins cher? Et il devra savoir que les connecteurs, certes commodes pour la vérification et la réparation, diminuent considérablement la fiabilité d'un ensemble complexe, et que l'économie sur le découplage des lignes d'alimentation est presque toujours mal placée, ou qu'une ligne de masse inadéquatement distribuée sur une carte imprimée peut avoir des conséquences catastrophiques pour le bon fonctionnement d'un circuit et que la changer en cours de production est presque impensable, ou que telle fonction jadis réalisée de façon analogique devrait aujourd'hui être faite de facon numérique, etc ...

Cette phase est longue, ardue, coûteuse. Elle exige un travail méthodique dont la seule documentation représente une partie considérable.

 Si la répartition définie dans la phase précédente a été faite correctement, cette tâche fastidieuse pourra cependant être effectuée de façon systématique, modulaire, et facilement répartie entre plusieurs personnes.

 On a brièvement décrit le caractère distinctif de chaque aspect d'un design: identification, conception, réalisation. Si on a parlé de phases, il ne faudait surtout pas conclure qu'il s'agit d'opérations parfaitement isolées les unes des autres. Bien au contraire, et c'est précisément les intéractions entre ces phases, nombreuses et subtiles, qui rendent l'analyse de ce processus d'innovation si difficile à décrire. En effet on imagine aisément qu'un architecte qui ne dessinerait un édifice qu'à partir de critères esthétiques et humains (pourtant de première importance) et qui ignorerait les contraintes de la mécanique des structures ou les propriétés des matériaux, ferait fausse route. S'il a du génie, il saura au contraire intégrer, et finalement exploiter, ces limites en un tout harmonieux.

Il en va de même dans tout design. La conception electronique sera futile si, tout en respectant les objectifs identifiés, elle ne s'articule pas sur une connaissance approfondie de la technologie courante, de ce qu'elle offre et à quels prix, et de son évolution future prévisible. Et justement parce qu'il n'est nul autre domaine technique où l'évolution soit si rapide, une connaissance sans cesse mise à jour des composants, modules, sous-systèmes, fonctions et outils des support disponibles est essentielle à quiconque vise un design concurrentiel. Ainsi, afin de mener à bien la phase initiale de définition du projet, l'ingénieur devra bien savoir ce qu'il est très facile de réaliser aujourd'hui en électronique, ce qu'il est possible de faire à un coût plus élevé mais encore raisonnable, et ce qu'il est illusoire de tenter sauf dans des applications exceptionnelles. La courbe performance vs coût a toujours la même allure: augmentation graduelle jusqu'à un niveau seuil, avec progression très rapide au-delà (ceci étant dû, en bonne partie, à la réduction d'économie d'échelle dans les niveaux de performances rarement exigés). Encore aujourd'hui, les deux derniers bits d'un convertisseur analogique numérique de 16 bits / 10 microsecondes coûtent à eux seuls aussi cher que les 14 autres. Ce seuil limite évolue constamment et le concepteur efficace doit savoir où il se situe aujourd'hui et où il se situera bientôt.

 Encore en rapport avec cette interdépendance entre les diverses phases d'un projet, comment élaborer un bloc diagramme qui va segmenter un circuit en parties analogiques et numériques si, en même temps, ne sont pas clairement présents à l'esprit les avantages, les inconvénients, les imperfections et les problèmes de chaque approche. Ainsi il faudra se demander si l'économie et la précision obtenues par une approche numérique dans tel bloc ne risquent pas d'être trop chèrement payées par le bruit ainsi produit sur les lignes d'alimentation et ses conséquences sur tel autre bloc analogique: un excellent découplage sera-t-il suffisant ou va-t-on devoir recourir à des alimentations distinctes? .....

 Si on peut attribuer une pondération à de tels facteurs, il est possible d'aborder de façon rigoureuse l'optimalisation d'un circuit. Et cela se fait, effectivement. Mais parce que le nombre de contraintes est souvent démesuré, que le coût ou la valeur des inconvénients et des avantages est lui-même difficile à préciser ("combien vaut une réputation de fiabilité? ...") le jugement pragmatique, le sens physique, l'information sur l'état de la technique demeurent, dans le concret, aussi importants que la compréhension profonde des concepts de base.

C'est seulement l'expérience acquise personnellement comme la somme de toutes les erreurs comprises qui permet, en définitive, de développer cette aptitude à un degrè élevé. C'est là que le travail expérimental de laboratoire, où se confrontent l'abstraction du modèle et la réalité concrète, trouve sa justification. Mais une "expérience" ne laisse de traces durables que si elle s'accompagne d'un esprit critique, qui ne se satisfait pas d'une vérification approximative et banale, mais qui plutôt observe, cherche, ... et finalement comprend. Tout est là.

 


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